Découvrez un texte inédit, écrit à quatre mains par Emmanuelle Polle et Fanny Chiarello, dans le cadre d’une résidence d’écriture croisée entre la Normandie et les Hauts-de-France.

Pour leur création à quatre mains, Emmanuelle Polle et Fanny Chiarello ont choisi de conjuguer écriture automatique et cadavre exquis. L’exercice consistait à écrire rapidement, chacune de son côté, un paragraphe de mille signes dont seule la dernière phrase était envoyée à l’autre.
À réception, celle-ci poursuivait l’écriture puis envoyait à son tour sa dernière phrase… et ainsi de suite. Les deux autrices qui ne se connaissaient pas, ont vécu cette expérience de « ping-pong littéraire » avec le même enthousiasme. Pour finir, elles ont supprimé les phrases de transition et assemblé leurs textes. Le résultat est troublant tant leurs deux voix semblent se faire écho.

 

Cette sacrée rotondité

La chose était simple pourtant. Il s’agissait d’avoir deux cerveaux et de les relier par la pointe d’un stylo. La question de l’encre n’avait pas été posée. Le risque de tache ou de ralentissement du geste par la plume affûtée l’ayant écartée. Le Bic, même si c’était l’invention d’un monsieur, avait été préféré. Deux cerveaux donc pour une seule main tendue. Je ne connais pas la taille de tes phalanges, j’ignore si elles peuvent se juxtaposer aux miennes, mais j’aime la cage de Faraday. L’orage qui tourne, sournois et la petite cage de métal contre laquelle la foudre se casse les dents. La peur, à moins que ce ne soit l’espoir d’une décharge électrique et lumineuse de nos deux mains jointes par la pointe du stylo, m’y fait soudainement songer. L’histoire qui commence n’en est peut-être pas une. Une petite bille alerte attend avant de s’élancer vers ta paume. Elle a besoin d’élan. À vos marques, prêts, partez a dit le chrono de mon cerveau. Roule ma poule a répondu tonton Jacquot.

 

Débarrasser le corps ou, p. méton., un organe d’impuretés nuisibles à la santé (par une saignée, un clystère, un purgatif). C’est beau, ce mot, clystère, dommage que ça s’administre par voie rectale. Débarrasser un corps d’éléments nuisibles qui l’altèrent. Débarrasser un corps. Se débarrasser du corps. Et l’âme ainsi nue va se purger de ses péchés dans le feu purgatoire, le feu nettoie l’âme comme l’eau les corps – qui a dit que ça devait être crédible ? Il n’y a qu’à voir la chip molle que les curés appellent le corps du Christ. En tout cas, c’est sûr, ce n’est pas l’enfer, juste un mauvais moment à passer – regarde ! Loc. verb. fig. Faire son purgatoire (sur terre/en ce monde). Souffrir beaucoup, subir bien des désagréments. Ces dictionnaires sont des festivals. Crever sa race devient subir bien des désagréments. Mais ça va passer, patience. Tu purges ta peine et après, à toi le paradis. Tu n’en demandais pas tant mais ça se refuse, peut-être ? Pour l’instant, débarrasse le corps.

 

Quand ça gène, on coupe. Du corps je garde la main, le reste n’est que fumée. Je maintiens entre le pouce, l’index et le majeur la pointe noire du stylo. Son bec est d’argent, du faux, ça brille, ça claque. Je pourrai presque me voir dedans mais ce reflet-là n’a que peu d’intérêt. Débarrasse le corps on a dit. C’est léger un corps qui s’envole, qui s’échappe de l’emprise de l’esprit. Je me demande si ma baguette du restaurant chinois ne se sert pas du même appui triangulaire. Débarrasser et disparaître ce n’est pas la même chose. Tonton Jacquot s’est enfui dans la mer, en poudre. Tous les os ont brûlé, c’est lui qui l’a voulu. Il fallait bien passer à autre chose. C’est ce que je voulais te dire, que l’on se tende vers cette poudre insoluble. Car quand je me baigne, Jacquot est avec moi. Je danse avec lui dans les vagues. Il n’y a plus d’écart entre nos deux corps. Dans tous les cas, il reviendra. L’eau lie.

 

Les murs étaient trop hauts pour tant de fleurs imprimées, elles en devenaient écrasantes mais sur la photo tout le monde rit orangé par les ans. Maman avait des couettes, quel âge pouvait-elle avoir ? et papa sa moustache guidon, il l’a gardée longtemps. Quand Brigitte dit un petit coup, ça veut dire vite fait ; et l’autre Brigitte, je l’ai toujours entendue dire Qu’est-ce qu’il paraît. Papy dit tout le temps Tout partout, mamie Jamais jamais, en se balançant sur sa chaise tant elle rit, je ne lui ai jamais demandé pourquoi jamais : jamais quoi ? Et tout le monde dit Comme c’est là pour dire sans doute, d’où tirons-nous ça ? Tel est notre idiome, celui que nous emporterons avec nous. Et soudain je respire si mal que les robes de mes grands-mères deviennent floues, leurs motifs fleuris éclaboussent tout comme des pastilles de gouache sous mes yeux. Bientôt, je ne distingue plus que les auréoles ocrées sous les feuilles transparentes.

 

On a changé d’heure. Le soleil ne sait plus où il en est. Mon œil pas plus. Il se plisse quand il lui fait face. J’aime quand les pastilles rouges font leur apparition sous mes paupières. C’est le signe que je suis au bord. Tout proche. L’instant d’après c’est la nuit sous les cils. Je bascule la tête vers le sol, contente que tu m’aies sortie de la mer. J’y étais depuis trop longtemps, mon corps risquait de se figer. La tête rebascule encore, elle aime qu’on l’abandonne un peu, qu’on lui fiche la paix. Quand elle se stabilise, il fait encore jour. Pas encore de chien ni de loup. Mes pieds sont enfoncés sous les feuilles, je me demande jusqu’où on pourrait bien s’enfouir. Du rêve de disparition dans le grand tas de feuilles, c’est l’odeur qui me retient. La puissance est telle qu’elle m’emprisonne tout à fait. Tu voulais me faire garder les pieds sur terre mais mon nez ne résiste pas à l’automne.

 

Le liquide amniotique d’abord puis tes fluides tandis que tu cours éperdument, générant ta propre membrane protectrice : l’eau lie, elle rassemble tes morceaux, les tient ensemble comme le ferait une peau. Débarrasse le corps et il revient, opiniâtre. Que tu ruisselles est une bonne nouvelle, le signe que tous tes systèmes fonctionnent, que tu es en vie, sudo ergo sum. Tu t’enveloppes des sucs mêmes qui t’attestent. Sue, tu as tout à y gagner, oui, c’est tout toi ça : gagner – voilà que tu ris, parfait, rideo ergo sum, tiens bon, ça va passer, tu as déjà eu cette impression de ne plus exister. C’était il y a quinze ans, pourtant depuis lors ton corps a sué, ri, s’est mêlé à une dizaine d’autres qui sont en vie quelque part, eux aussi, ailleurs. Quinze ans : un bonus, une manche pour rien, sans compter les points. L’essence même de la vie : passer par là. Être, c’est tout. Sans oublier d’évacuer un fluide gênant, mais qui t’atteste. Purger. Sum ergo sum.

 

On ne peut pas passer de liquide à solide comme cela. Je dois me modeler de l’intérieur pour pouvoir y parvenir. Vois comme mon corps frétille à l’idée de se transformer. Il aime les états. Tout roule, les épaules font la rumba, la nuque craque de droite à gauche, même les commissures des lèvres sont gaies. Soudain se sentir être. Dans le grand foyer de mon cœur, ça ronronne aimablement. Je suis le feu, je suis cet être tout neuf né pendant la nuit. Je ne savais pas que les petits boudins de mes entrailles allaient si facilement se mouvoir. Les coins de ma bouche s’acheminent vers le haut, ils entendent même rester en cette élévation. D’où vient que l’on se réveille dans le bonheur? L’étoile posée sur mon ventre ne me fait aucunement peur. Je la laisse s’épandre, elle est lente. Elle fouille les plis du corps, elle extirpe tout ce qui est encore le signe de l’hier. Il faut la voir se régaler de mes miasmes. Quel appétit, ça fait plaisir. Mais elle me chatouille, la folle !

 

D’autant que je ne peux m’empêcher d’y voir aussi le reflet de mon propre automne, et celui de la civilisation où je n’ai jamais été à ma place – jamais, il n’est qu’à me voir faire à l’automne de ma vie le grand nettoyage que d’autres réservent au printemps, mettre à la benne toute la bimbeloterie de mon existence pour me réduire à ma pure essence, épargnant à ceux qui me survivront d’avoir à purger mon empreinte terrestre. Je compile 47 heures de musique, une fraction de ma bande originale, je l’écoute en transe, ne mange ni ne dors, je regarde défiler ma partition raturée, cacophonique graphic score, et je convulse – I can see my lifetime piling up, dit l’une des chansons, c’est bien ce dont il s’agit, et je gis et je convulse. Ce faisant, j’espère faire place nette en moi mais c’est l’inverse qui se produit : j’obtiens un précipité de mon être. Ça me réunit, comme une peau. Ça me resserre la trame, ça me retend les tissus.

 

Me voilà habillée pour l’hiver. Je déteste ces expressions toutes faites, faire peau neuve en est une autre. N’empêche, il est tentant de s’imaginer avec un masque gluant bien étiré derrière les oreilles, quelque chose de la colle blanchâtre d’une raie granuleuse une fois cuite. De la raie je prends l’élasticité. Pour la place des yeux, on verra plus tard. Il y a chez Thomas Bernhard, cette histoire de têtes interchangeables que l’on pourrait transporter dans un sac. Un sac à têtes à main. Quand on ne peut plus se voir, changement de paradigme, vite une tête en rab. Quand y en a plus y en a encore. C’est l’éternité du plus l’infini, encore cette sacré rotondité. La bille rigole, elle est arrivée à se frayer un chemin. Parfois je m’inquiète pour ma santé mentale. C’est le tissu de l’intérieur, le secret, celui qui ne prend ni l’air ni la lumière. L’autre on peut toujours le chiffonner, le peindre et se retapisser la goule. Car en Normandie on dit « goule ».

 

Mon petit pied frôle son nez en Super 8 tant je gigote et elle, qui a vu de près mon talon vigoureux, rit en se balançant, je vois ses lèvres former les mots Jamais jamais. J’ai compulsé mes archives comme pour libérer mes fantômes et me libérer d’eux – ma fenêtre est grande ouverte en cette Toussaint venteuse – mais c’est l’inverse qui se produit : désormais, je veux avec rage rendre chair à ces moments qui m’appartiennent. On dit ça, que notre histoire nous appartient et que rien ni personne ne peut nous l’enlever. Conneries. Je suis incarnée, que je sache. Mamie me chatouille, je redécouvre la préhension au sortir du coma, ma fiancée mordille le lobe de mon oreille – c’est ma fiancée, laissez-moi tranquille. Elle n’a pas toujours eu le talon sur ma carotide, vous ne savez pas de quoi vous parlez. Non, je n’ôterai pas la bague, il faudrait me couper le doigt. Dites que je ne sais me purger de rien, dites ce que vous voulez. Mais pitié. Ravalez vos This too shall pass.

 

Je me moque bien de vos commentaires. Le haut de cœur est là, sans cesse le corps se rappelle à moi. Après l’exaltation de ce matin, l’acidité linéaire de mon œsophage me rappelle à l’ordre. Dépêche-toi. C’est dans ces temps d’inconfort que je peux mieux comprendre les morts. On avait dit qu’on n’en parlerait pas, mais ils finissent toujours par revenir. Ils toquent, ils sont encombrants, je suis contente que tu sois là, à deux c’est moins lourd un cadavre. Veux-tu que je fasse les présentations ? Tu verras ils sont calmes, charmants, joyeux. Ils sont sans matière. On communique par la caresse. Tu te souviens de mon pouce et de mon index, le geste a la même origine. Une petite caresse d’avant en arrière, sur la tranche du doigt. Comme un signal sans rien de messianique mais dont je partage la discrétion avec toi. Dans cet instant, il n’y a plus de mort ou de vivant, il y a la douceur sur la peau et les larmes dans les yeux. Il y a ma voix qui crie au volant de la voiture. Oui, on expulse l’absence.

 

En Normandie ça se dit goule, comme pour la vampire et quand on y pense, la bouche pourrait être une synecdoque de la vampire même si je sais, merci, que ça ne vient pas de là, peu importe : ce que nous essayons de faire, c’est de générer du sens, pas seulement de révéler des sens cachés. Ah bon ? Mais c’est. J’ai bien dit pas seulement. C’est artificiel, en fait. Comment ça, artificiel ? Générer, créer, ce n’est pas le principe même de la vie ? Je veux dire, tu ne rends pas compte du réel, tu le modifies : ton regard, tes mots le. Tu le modifies en respirant, gars ! Si vous voulez jouer sur les mots. C’est bien plus que ça, c’est. Générer, oui, on a bien compris. Eh, tu t’en vas ? On ne t’a pas entendue de la soirée. Tu emploies tes dernières forces à sourire. Au premier coin de rue, tu pleures comme on vomit, pliée en deux, tu te purges de ton incapacité à être parmi les autres. De nouveau, tu te penses à la deuxième personne. Ça te régénère d’être deux. Tu réinventes la division cellulaire.

 

Mais tu ne sais même pas compter. C’est malin tes billes mais ça ne va pas très loin. Tu les connais pourtant les ramifications du cerveau, on t’en a assez bassiné des grands nettoyages de printemps et des neurones à ne pas fracasser. On en perd tous les jours. Tu as perdu ton père, puis ta mère, ta tante, puis ton oncle. Je ne parle pas des grands-parents, eux on fait toujours passer leur disparition sur le compte de la normalité, mais attends de voir que tes enfants soient en âge de procréer. Il n’y a pas de droit fil. Il n’y a que des zigzags et des évitements. Ne pas geindre. Ce bruit je ne le supporte pas. La petite voix plaintive qui s’immobiliserait au milieu du gué, très peu pour moi ce genre de beauté. L’œil posé bien au large, je scrute l’horizon. Je suis privilégiée, il est dégagé. À peine quelques îles pour l’entrecouper. C’est par lui que j’ai des nouvelles des absents. Il me dit de rester où je suis, bien fermement. Je respire.

 

On se purge du vide, comme on purge les radiateurs de l’air afin que l’eau qui lie s’écoule mieux et diffuse sa chaleur. Je me rappelle ce panneau en bordure de friche qui disait Danger présence de vides ; je l’ai photographié pour tourner en dérision ma propension à voir des formules ontologiques partout mais je pense rarement à regarder la photo quand j’en ai besoin. Je devrais la supprimer, supprimer tout ce qui ne sert pas, tout ce qui fait bulle d’air dans l’eau qui lie. Écoute-moi, mon amour : sous tes mains, sous ta bouche, j’étais une nuée d’atomes suspendus en forme de mon corps, j’étais neuve, aphasique, sans mots qui rangent toutes choses à leur place assignée de trop longue mémoire ; avec toi j’étais en devenir, libre comme jamais je ne l’avais été. Mais ton absence fait une bulle d’air dans mon aorte. Tu veux me tuer, mon embolie ? Je lis et relis ma photo – finalement elle me sert, je ne la supprimerai pas, pas encore. Danger, présence de vides.

 

Ne va pas commencer à chercher à combler. C’est très mauvais pour ta tension. Ton fil bien droit, une belle ligne, redresse. Se fabriquer un nouvel être, au fond du gouffre l’air est pur. Il fouette tranquillement le visage. Il est une barrière naturelle contre l’aspiration du néant. Que tous ces mots sont fatigants. Doit-on vraiment en passer par là ? Je préfère la pâte à gâteaux, sans grumeaux. Celle qui se lisse à la spatule, celle où je glisse mon doigt courbé. Ça, c’est la mixture de l’avenir. Nul autre que moi ne devrait connaître mon goût pour le jour qui s’annonce. Comme elle est belle cette pâte toute légère, comme elle est fraîche, elle ne demande qu’à lever, à se grandir. Ne pas penser que l’on est pour toujours, un seul jour suffit. Avec mon système cellulaire, les ratés sont de courte durée. On peut explorer avec risque ou reproduire avec même. C’est décidé. Je me fabriquerai chaque matin. Je touillerai énergiquement.

 

Je serai la boule à neige de ma propre expérience terrestre. Déjà me voici toute réunie, resserrée de partout et le cœur calciné par ton absence, nettoyé au feu purgatoire qui est quelque chose comme un lance-flammes à haute pression – me voici qui dérive sans toi, vide et lourde à la fois, dans l’univers en perpétuelle expansion mais je le purgerai. Oui. Je viderai l’univers de son vide, il n’aura plus que la peau sur la peau et alors peut-être serons-nous de nouveau bord à bord comme nous l’étions avant que tu ne découpes ta propre silhouette sur mes photos et que ça me fasse des contours anguleux et de violentes entailles là où tes cheveux étaient épanouis sur ma poitrine, ta main sur ma hanche, ta jambe pliée sur ma cuisse. Je reprends forme et dorénavant je touillerai mais tout restera bien dans le contenant, dans les contours retrouvés – poitrine, hanche et tout. Avec ou sans toi, comme neuve chaque matin.

 

Emmanuelle Polle / Fanny Chiarello

[Résidence] Cette sacrée rotondité, texte écrit à quatre mains par Emmanuelle Polle et Fanny Chiarello