“Anaïs Marion parcourt inlassablement les scènes où s’écrit l’Histoire, ces zones de tensions, militaires, sociales ou symboliques, passées ou présentes. Elle enregistre des traces, elle collecte des vestiges, elle achète des souvenirs. Elle agence ensuite ces copies et ces trésors factices. Ses fétiches combinatoires nous invitent à examiner la notion trouble de patrimoine : entre l’idéal universel, l’instrument de pouvoir politique et le produit de consommation, les déplacements sont insidieux.”
(Marc Aufraise, catalogue d’exposition du Prix d’art Robert Schuman 2019)

 

En 2017, Anaïs Marion a obtenu un DNSEP à l’École européenne supérieure de l’image de Poitiers. Elle a participé à une douzaine d’expositions collectives, y présentant des travaux de nature diverse : photographies, sculptures, collections d’objets, installations, lectures-performances.

Artiste-auteure, Anaïs Marion s’intéresse aux traces des guerres et en collecte des vestiges. Ses enquêtes “allient méthodologie rigoureuse et mise en scène de l’absurde : elles mêlent les rituels du touriste aux gestes de l’archéologue, les manies du collectionneur aux techniques de l’archiviste.”

 

Elle est venue à la Villa La Brugère à Arromanches-les-Bains (Calvados) pour travailler à un livre hybride, entre récit et essai, documentaire et fiction du 28 mai au 30 juin 2021. Un livre à activer lors de lectures performées.

 

En préambule, pourriez-vous rappeler, en quelques lignes, le sujet du projet d’écriture que vous avez commencé ou poursuivi en résidence ?

Je suis venue en résidence à la Villa La Brugère pour reprendre une enquête commencée il y a 5 ans sur les plages du débarquement. Lorsque j’étais venue visiter des lieux de mémoire en Normandie en 2016, j’avais trouvé dans une boutique une munition neutralisée vendue comme un souvenir. Vestige authentique ou produit dérivé, j’ai acheté cette balle de calibre 7,62. Elle a été le point de départ d’une grande réflexion sur les objets de commémoration, notre rapport à l’Histoire, aux armes et à la violence ainsi que les stratégies de narration déployées dans nos lieux de mémoire. 

 

Est ce qu’il s’agissait de votre première résidence ?

Il s’agissait de ma deuxième résidence en tant qu’auteure. J’avais été accueillie début 2020 pour ma première résidence d’écriture dans le centre d’art Castel Coucou à Forbach (Moselle). Je viens du monde des arts visuels, je suis d’abord plasticienne et ma pratique m’a amené vers l’écriture. Il est parfois difficile de se trouver entre ces deux mondes, la Villa La Brugère offre justement une place à des pratiques polyvalentes.

 

Pourquoi avoir choisi ce lieu de résidence ?

J’ai sollicité la Villa La Brugère d’abord en raison de sa situation géographique. Pour poursuivre mon projet, j’avais besoin d’être sur les lieux, en prise direct avec les paysages qui me questionnaient. Je voulais y passer du temps, observer les usagers de ce territoire, y ancrer ma réflexion. La Villa donne vue sur la mer, directement sur les vestiges du port artificiel d’Arromanches, ce qui en faisait un lieu idéal (et très agréable) pour y travailler sur ce projet. C’est aussi ce lieu de résidence qui m’a « choisie » : j’ai eu la chance que la Villa me donne la possibilité de le développer. 

 

Qu’est-ce que vous appréciez le plus dans le fait d’être en résidence ?

Le fait d’être en résidence pose un cadre, un espace et un temps dédié au développement d’une réflexion spécifique. C’est extrêmement précieux. En dehors des temps de résidence, il est parfois difficile de se concentrer sur mes recherches, surtout lorsqu’il s’agit de l’écriture. Comme je travaille beaucoup sur des enquêtes, des investigations sur des lieux spécifiques, j’ai aussi besoin de passer du temps sur place. J’apprécie les résidences surtout pour cette raison : pouvoir m’immerger dans un espace qui m’intéresse. 

 

Comment votre résidence vous a aidé dans votre projet d’écriture ?

La résidence m’a aidé à me replonger complètement dans un projet laissé dans mes cartons depuis plusieurs années. Passer du temps sur les lieux qui m’intéressaient m’a permis de me rendre compte de certaines incohérences dans le projet initial et donc de réajuster mon idée de départ. Ce temps de résidence a aussi été d’un grand confort pour écrire, sans impératif de restitution, sans deadline, pour prendre le temps de chercher… sans savoir exactement ce que j’allais trouver. 

 

Aviez-vous des appréhensions/ des doutes sur votre projet qui ont pu être résolus pendant cette période ?

Au contraire ! J’avais plutôt des objectifs précis en arrivant et la résidence est venue bousculer les bases de mon projet. C’est aussi ce qui fait avancer la recherche : les moments de remise en question et de doutes. J’ai découvert des lieux, des informations historiques et des images auxquelles je ne m’attendais pas. En terme d’écriture, j’ai aussi développé de nouvelles formes vers lesquelles je ne serai pas allée sans cette résidence. Cela a finalement été un moment assez introspectif où les doutes ont apporté quelque chose à ma manière de considérer ma pratique, au-delà même de mon projet d’écriture. 

 

Dans le cadre de votre résidence, quelles sont les rencontres qui vous ont marquées ?

J’ai rencontré Rosie : sur des objets-souvenir de boutiques, l’image de cette affiche de propagande qui montre une femme en bleu de travail, coiffée d’un bandana rouge, qui montre le muscle saillant de son bras, poing fermé, sous le slogan « We can do it! ». Cette image a totalement modifié mon projet. Je la connaissais comme une icône féministe, j’ai découvert qu’elle était l’incarnation des milliers de femmes qui ont travaillé dans les usines d’armement pendant la Seconde Guerre mondiale. Je me suis alors intéressée à toutes ces femmes dont je n’avais jamais entendu parler. Rosie aurait pu fabriquer la munition que j’avais trouvé 5 ans plus tôt. Elle a totalement changé mon projet 7,62. 

 

Pourriez-vous décrire un moment fort de votre résidence ?

Le week-end du 6 juin a été un moment très fort pour moi. Je travaille depuis des années sur la mémoire collective et je n’avais jamais eu l’occasion d’être présente au moment des commémorations du débarquement. J’en ai pris plein les yeux. Paraît-il, pas autant que les années précédentes en raison de la crise sanitaire. Mais pouvoir observer les différents événements organisés par le « Festival D-Day » et comment le public s’approprie la chose a vraiment été très riche. 

 

Quelle suite pour votre projet d’écriture ?

J’ai rassemblé tous les matériaux, ceux que je cherchais mais aussi ceux que je ne cherchais pas. J’ai structuré ma pensée et commencé à rédiger. Il ne reste plus qu’à continuer sur cette lancée ! Je vais laisser un peu reposer le travail effectué pendant ma résidence, puis j’y reviendrai très prochainement. 7,62 deviendra une sorte d’essai-fiction à la première personne qui intégrera probablement quelques images, photographies d’objets trouvés, au fil du texte. Ce livre à venir fera aussi sûrement l’objet d’une lecture-performance. 

 

 

Pour poursuivre :

 

Propos recueillis par Cindy Mahout  

[Questions à…] Anaïs MARION en résidence à la Villa la Brugère