Janvier n’est plus la « petite » rentrée littéraire d’il y a dix ans.

Si septembre reste la « grande » – celle des prix littéraires et de leurs enjeux –, le début d’année et ses 493 romans annoncés sont-ils devenus un « septembre bis » ?
L’avis des acteurs de la filière donne la température.
L’hiver semble de plus en plus chaud.

Laurent Cauville

© Alice Dufay

L’écart se resserre. Avec 493 titres à paraître en janvier-février 2019, la rentrée littéraire d’hiver pèse presque aussi lourd que celle de septembre sur les tables des libraires. Elle a changé de dimension, personne ne le conteste. Pour le reste, elle inspire aux acteurs du livre des commentaires et des approches différentes, de l’enthousiasme à la défiance. « C’est devenu un moment important, avec un réel impact sur l’activité, jauge sans hésiter Nicolas Coulmain (librairie Guillaume, à Caen). Même s’ils nous questionnent moins qu’en septembre, nos lecteurs se connectent à cette nouvelle actu, l’attrait des nouveautés est réel. Et d’un point de vue éditorial, janvier me semble plus exigeant, les prix ne sont plus là pour brider les éditeurs. » Valérie Barbe (Le Brouillon de culture, à Caen) abonde : « C’est une rentrée plutôt qualitative. Les éditeurs ont tendance à garder pour janvier des manuscrits auxquels ils tiennent. »

Délestée de la pression des prix littéraires, cette nouvelle vague en début d’année serait-elle donc plus propice à la prise de risque, côté éditeurs ? Pas si sûr. Les auteurs reconnus n’hibernent pas, janvier leur offrirait même une nouvelle fenêtre de visibilité. L’an dernier, Pierre Lemaître, Olivier Adam ou Elena Ferrante ont occupé le terrain. En 2019, c’est la locomotive Houellebecq, nimbée de tout son mystère, mais aussi Tahar Ben Jelloun, Antoine Volodine ou Muriel Barbery qui feront le buzz. « Les éditeurs ne favorisent pas les primo-écrivains en janvier, sauf coup de cœur énorme », estime Valérie Barbe. « Les auteurs reconnus sont des accélérateurs, dit Nicolas Coulmain. En janvier 2018, le Lemaître (Couleurs de l’incendie) a fait chez nous en un mois les deux tiers des ventes du Zeniter (L’Art de perdre) sur quatre mois. »
Une « best-sellerisation » juste après les fêtes qui fait dire à Manuel Hirbec (La Buissonnière, à Yvetot) que « si tout devient rentrée littéraire, il n’y a plus de rentrée littéraire. Dans ce cas, on peut dire la même chose du printemps. La vraie rentrée littéraire, c’est pour moi celle de septembre. »

Janvier fait débat sur un critère lancinant : la disponibilité.

Préparer le flot hivernal s’avère une vraie gageure pour des libraires, très occupés depuis l’été (voir encadré). « Nous lisons davantage pour septembre, tandis que notre temps est compté en novembre et décembre », explique Nicolas Coulmain. Manuel Hirbec confirme : « Je prépare septembre avec mes clients, ils lisent les livres, viennent les présenter. Nous rencontrons des auteurs… En janvier, c’est différent, les services de presse des éditeurs sont moins actifs. Ces derniers ne peuvent pas préparer autant la rentrée de janvier. » Les médias auraient-ils plus d’impact sur la décision d’achat à ce moment de l’année ? Valérie Barbe constate qu’en janvier « les coups de cœur de certains gros médias comme Télérama, ou Les Inrocks vont être très suivis par la clientèle. »

Reste qu’un temps fort comme celui-là, même noyauté par le tout-puissant marketing, impulse une dynamique de fréquentation des lieux de vente et donne l’occasion aux libraires de tisser une relation avec les lecteurs. « C’est la possibilité aussi de leur montrer notre indépendance en nous démarquant de cette actualité chargée », pense Nicolas Coulmain, qui a fait le choix l’an passé, avec son équipe, d’inviter entre janvier et avril des auteurs hors rentrée, « juste parce que nous les aimons et avons envie de partager ça avec le public. Ce sont des moments plus intemporels, autour d’une œuvre et d’un parcours, plus que d’un livre. L’an dernier nous avons accueilli ainsi Olivier Rolin et Jean Echenoz. C’était magique. Nous allons poursuivre.»

Septembre vs janvier

567 parutions en septembre 2018 /

500 en janvier 2018

 

Le roman en tête

111 millions d’exemplaires vendus en 2017 (1er genre en France)

10 000 titres par an

publiés en France

 

33 ans

C’est le temps qu’il faudrait à un lecteur moyen en France (15 livres par an), pour avaler les 500 romans de la rentrée de janvier 2018 (source Les Décodeurs / Le Monde)

Côté libraires

Une rentrée de septembre préparée dès le printemps, un mois de décembre dans les papiers cadeau… La vague de parutions de janvier cueille des libraires souvent fatigués par l’intensité du semestre écoulé.

« Elle nous essouffle un peu, cette rentrée d’hiver. Pour l’accompagner, il faut être capable d’avoir lu beaucoup. Or, les services de presse arrivent tard, en novembre, ce qui nous laisse peu de temps et nous oblige à lire de manière moins approfondie, parfois partiellement, alors que pour septembre on emporte chacun une quinzaine de livres en vacances d’été. »

Nicolas Coulmain (Librairie Guillaume / Caen)

« D’août à février, on ne voit pas le jour, mais le libraire sait nager en eaux profondes. On sait qu’on a plusieurs mois de lecture, alors nous nous partageons les ouvrages selon nos goûts. Pour les livres, on a toujours de l’énergie. Et puis en janvier, pas de rentrée scolaire et universitaire à gérer. »

Valérie Barbe (Le Brouillon de Culture / Caen)

© Aprim

« C’est très chargé de mai à décembre. Nous retenons déjà 55 titres dans notre catalogue de septembre, c’est dire la quantité de livres que nous lisons. Pour “la rentrée de janvier”, impossible de lire autant. »

Manuel Hirbec (La Buissonnière / Yvetot)

Côté éditeurs

« Pas pour nous »

« La notion de rentrée littéraire n’a pas grand sens pour nous. C’est une création des grandes maisons, à vocation plutôt commerciale. Publier lors de ces rentrées fait perdre de la visibilité aux petites maisons. Je ne pense pas que la rentrée de janvier soit une opportunité pour les petits éditeurs indépendants qui, de plus, ne bénéficient pas de moyens de communication suffisants pour lutter contre les grands.
Notre visibilité se joue en dehors de ces événements, notamment via notre site Web et les réseaux sociaux. Toutes nos publications figurent sur notre site et dès qu’un titre est publié, nous informons via Facebook et par mail tous ceux qui nous suivent. Et bien sûr, nous sommes sur le terrain dès que possible, pour des lectures ou des salons. »

Yoland Simon
Éditions de L’Aiguille

« C’est devenu incontournable »

« Oui, janvier est pour nous un rendez-vous incontournable. Pour qui publie de la littérature française et étrangère, faire paraître à cette période est devenu essentiel, même dans un flot important, c’est une belle fenêtre de visibilité, notamment pour les primo-romanciers, comme nous l’avons vu en 2017 avec Bernard Allays pour Le Goût des ruines, qui a fini par décrocher le Prix des grandes écoles en juin dernier. C’est aussi un beau focus sur la littérature étrangère (35 % de notre catalogue). Un ouvrage publié en janvier bénéficiera par ailleurs du millésime 2019 pour toute une année, il gardera plus longtemps son statut de « nouveauté ». Début 2019, nous publions cinq nouveautés, soit plus de la moitié de nos parutions annuelles.
Mais, fort heureusement, on existe aussi le reste du temps, nous sommes des coureurs de fond, avec des livres qui font leur vie sur le long terme, comme le recueil À la pleine lune, de la poétesse syrienne Fadwa Souleimane aujourd’hui disparue, que nous avons publié en 2014 et que nous vendons encore. »

Emmanuelle Moysan
Éditions Le Soupirail
(Le Mesnil-Mauger / Calvados)

Les bibliothécaires regardent septembre

« C’est sur septembre que nous nous appuyons le plus. » Les bibliothécaires que nous avons joints confirment que leurs efforts budgétaires pour commander des ouvrages ou organiser des soirées coups de cœur se concentrent sur la période des prix littéraires.« Chaque année nos lecteurs expriment une grosse attente à cette période, résume Élisabeth Cloarec, à la bibliothèque de Sotteville-lès-Rouen. Nos plus gros achats de l’année ont lieu à ce moment-là. »

« Nous prévoyons un budget spécifique pour une quarantaine de romans de la rentrée de septembre, en plus de nos acquisitions mensuelles courantes », illustre Pascale Navet, à la médiathèque de Saint-Lô. À Vernon, Cathy Pesty parle même de « budget exceptionnel ». La bibliothécaire poursuit : « Notre public me paraît peu sensible à ce qui se passe en janvier, mais nous, professionnels, nous la suivons. » « Elle est même très intéressante, embraye Élisabeth Cloarec, qui trouve à janvier de vraies qualités littéraires, alors qu’en septembre, la course aux prix parasite le niveau d’ensemble. »

Côté programmateurs

« Pas un salon du livre »

« L’actualité de janvier influe peu sur notre programmation. Sur les 20 à 30 auteurs que nous accueillons, peut-être un ou deux noms seront liés à cette rentrée de janvier. D’abord parce qu’il est difficile d’anticiper : les éditeurs ne parlent pas avant octobre de ce qu’ils vont sortir en janvier. Ensuite parce que Le Goût des autres est un festival à thématique. Cette année nous parlerons littérature du voyage (1), avec des auteurs comme Laurent Gaudé, Nicolas Fargue, Catherine Poulain… Nous ne sommes pas un salon du livre. »
(1) Du 17 au 20 janvier 2019.

Serge Roué
Festival Le Goût des autres

« Trop tôt pour les polars »

« Pour le polar, le flot de sorties arrive plutôt un mois ou deux après les rentrées littéraires et beaucoup sortent en début d’année, un peu à contretemps, plutôt vers mars, pour se caler sur le festival Quai du polar de Lyon.
Notre festival Bloody Fleury ayant lieu début février (1), c’est trop tôt pour espérer programmer ces auteurs. La liste de nos invités doit être calée vers avril, dix mois avant l’événement. Nous faisons donc notre marché en octobre ou novembre, pour l’édition qui aura lieu seize mois plus tard. »
(1) Du 1er au 3 février 2019.

Perrine Savary Festival polar Bloody Fleury (Fleury-sur-Orne / Calvados)

Côté auteurs

©Catherine Helie

« Je sortirai au printemps »

Marie Nimier

L’écrivaine normande Prix Médicis en 2004 aime le décalage. Pour la sortie de son prochain livre, elle a délibérément voulu se démarquer de la rentrée d’hiver, à contre-pied de la parution de La Plage (son dernier roman, chez Gallimard), sorti le 7 janvier 2016. Son regard sur la notion de rentrée, en trois questions.

Cette rentrée de janvier, que vous inspire-t-elle ?

En tant que lectrice, je l’attends avec le même appétit qu’en septembre, mais pour des raisons différentes. Septembre, j’y vois l’occasion de faire des découvertes, les éditeurs lancent de nouveaux talents à ce moment-là. Janvier est plutôt un temps de retrouvailles avec des auteurs déjà consacrés.

Et en tant qu’auteur, que vous inspire ce raz-de-marée de livraisons ?

La quantité de parutions interroge, c’est vrai. Juste après septembre, on peut se demander comment les éditeurs font pour bien accompagner leurs auteurs. Moi-même, dans une librairie, je me sens un peu assaillie par la quantité. En même temps, je vois dans cette surproduction un signe de vitalité du livre en France assez réconfortant. Reste que, dans ces périodes de sorties massives, les principaux bénéficiaires sont les auteurs consacrés ou primés. Je crois que c’est de plus en plus difficile pour les autres, en termes de visibilité et de ventes…

« Il y a quelque chose de réjouissant à être un peu hors-piste. »

Cette rentrée a-t-elle un impact sur le calendrier d’écriture ?

Globalement, ce que je retiens des deux rentrées littéraires, c’est que les éditeurs ont tendance à allonger le délai entre livraison du manuscrit et date de sortie. Pour mes livres parus en septembre, je pouvais achever mon manuscrit en mars et les dernières corrections avaient lieu juste avant l’été. Aujourd’hui, il faut plutôt boucler dès janvier pour une sortie en septembre. Pour l’auteur, l’attente est plus longue ; or, ce temps est un entre-deux parfois difficile pour basculer vers un autre projet d’écriture.
C’est justement la place prise par cette rentrée de janvier qui m’a amenée à envisager autrement la sortie de mon prochain livre. J’ai clairement demandé à mon éditeur qu’il paraisse plus tard, loin de l’agitation. Il s’appellera Les Confidences. Ce sera donc un livre de printemps, un projet atypique, différent dans le choix narratif, dans lequel une romancière (qui me ressemble) recueille, les yeux bandés, des confidences d’anonymes, comme des tranches de vie très intimes. C’est un objet d’écriture particulier, un assemblage de monologues qui a nécessité un gros travail d’organisation des récits. Je suis assez heureuse de livrer ce texte au public trois mois après la rentrée de janvier. Il y a quelque chose de réjouissant à être un peu hors-piste.

L’historien aussi ?

L’historien caennais Yves Lecouturier se sent-il concerné par la rentrée de janvier ?
Non, quoique...
« En tant qu’historien, je ne suis pas concerné par les rentrées littéraires. C’est un temps fort pour les romanciers. En tant que programmateur du Salon du livre de Cheux, je jette quand même un œil... Quant à savoir s’il faut en être ou pas, l’auteur n’a pas souvent son mot à dire, c’est avant tout un choix des éditeurs. Pour ce qui est de l’impact, in fine je crois que seuls les auteurs médiatiques en bénéficient, les autres n’arrivant que rarement à sortir de l’anonymat. »
[Dossier] Septembre en hiver ?